Traduction et inclusion* – par Charles Tiayon | LinkedIn

Publié le 30 septembre 2021, à l’occasion de la célébration de la Journée mondiale de la traduction, sous le thème « Unis dans la traduction ».

La traduction et l’interprétation, actes d’inclusion et d’inclusivité par excellence

Plusieurs définitions du terme inclusion existent ; mais il reste bien possible d’en donner un résumé. À l’observation, en traduction/interprétation comme partout ailleurs, l’inclusion (comme l’inclusivité) se mesure à la prise en compte effective de la diversité induite par les différences de conceptions identifiables à travers la société en général et les relations intersubjectives en particulier. Au regard de cet essai de définition, la notion d’inclusion paraît consubstantielle à toute démarche véritablement professionnelle en traduction ou en interprétation. En effet, fondée sur la reformulation (inter)discursive comme seul moyen de compréhension mutuelle des personnes caractérisées de part et d’autre par des différences conceptuelles/identitaires spécifiques, l’acte de traduction ou d’interprétation se trouverait ontologiquement au cœur de la dynamique de l’inclusion. Cette dernière se situe clairement aux antipodes de l’exclusion et de la discrimination, de même qu’en traduction/interprétation, le décentrement (voire la décentration) s’oppose ordinairement à l’ethnocentrisme, l’égocentrisme/égotisme (voire l’annexion).

Inclusion comme appel citoyen, universel et révolutionnaire

De fait, la question d’inclusion et d’inclusivité est un appel citoyen universel, afin que règne plus de convivialité entre personnes/communautés différentes, gage de durabilité de l’idéal sociétal ou de l’idéal de l’humanité. Un appel de conscience face à l’impérieuse nécessité, pour tout individu, de faire constamment violence à son habitus. L’individu doit savoir sortir de sa zone de confort, voir plus loin et plus grand que les contours introspectifs immédiats de chaque objet abordé, afin d’intégrer, en toutes circonstances, d’autres habitus potentiels ou réels, minoritaires ou majoritaires. Il s’agit, in fine, de faire preuve de plus de civisme et plus d’ouverture d’esprit, bref, plus d’intelligence, dans nos conceptualisations et pulsions matérielles ou immatérielles, de telle sorte que toute personne susceptible d’en être affectée/concernée de près ou de loin ne se trouve pas discriminée, exclue, voire agressée.

Dit autrement, l’approche inclusive est une véritable révolution planétaire qui, au regard du frémissement unanime face à l’impact non-discriminatoire de la (ou du) COVID-19 par exemple, exige un retour aux fondamentaux, voire aux origines (résolument kémites), de l’humanité et de l’humanisme. Un retour nécessaire et vivement attendu, qui gagnerait à se laisser inspirer par la philosophie de l’ubuntu (oubountou) ; philosophie originelle, portée fort justement par une devise sentencieuse, vieille comme l’humanité elle-même : « Je suis, car tu es ». Une sentence humaniste, qui se veut sans appel. Tant et si bien que toute personne qui croit pouvoir y échapper, soit par arrogance ou orgueil soit par démagogie ou ignorance, finit toujours par se faire interpeller et rattraper au bon moment, comme c’est le cas actuellement à travers le monde. Loin de l’hystérie et des phobies découlant probablement des idées à visée structurante telles que « L’enfer, c’est les autres », l’inclusion (tout comme l’acte de traduction/d’interprétation), bien comprise de tous, constitue une véritable sublimation de l’interdépendance des êtres, du respect mutuel, de la tolérance et de la complémentarité, devant l’inéluctabilité de la diversité et des différences interpersonnelles. D’autant plus que cette convocation de la pensée inclusive arrive au moment même où, mû de part et d’autre par la force de la conviction au lieu de la conviction de la force, tout le monde se montre de plus en plus conscient et jaloux de son identité, de sa liberté…

Les paradoxes et défis de l’inclusion et de l’inclusivité

Paradoxalement, cette question d’inclusion ou d’inclusivité est loin d’être abordée de manière toujours inclusive. Par principe, l’approche inclusive devrait intégrer chaque aspect de l’éducation formelle ou informelle de tout individu et ne devrait exclure aucun sujet ou objet abordé en société. Pourtant, la réalité est tout autre. Elle tend à se limiter aux seules priorités arrêtées tantôt par soi-même, en tant qu’individu ou groupe d’individus, tantôt par les dominants ou les plus influents de la société, notamment la classe dirigeante, et n’est pas toujours à l’abri des intérêts égoïstes ou égotiques.

En tête des priorités de l’agenda mondial en faveur de l’inclusion se trouve, par exemple, la question de genre (autres grandes priorités mondiales, somme toute nobles : l’éducation, le handicap). Dorénavant, inclusion et inclusivité intègrent à leurs côtés, voire supplantent progressivement, « mainstreaming », d’usage fréquent après la Conférence mondiale sur les femmes qui s’est tenue à Beijing en 1995. En traduction ou en interprétation, la question de genre semble aussi dominer le débat sur l’inclusion et l’inclusivité… Du coup, l’industrie s’efforce de se conformer aux exigences de ce qu’il est convenu d’appeler traduction ou interprétation inclusive, au regard à la fois de l’éthique interdiscursive et des prescriptions de chaque guide de style en la matière, comme on le remarque aux Nations Unies ou à l’Union européenne, au Canada ou au Royaume-Uni…

Malheureusement, l’objet de la traduction/l’interprétation n’est pas toujours compatible avec celui de l’agenda politique général, surtout quand celui-ci s’avère sans rapport direct avec la réalité (inter)discursive professionnellement reconnue. Par exemple, comment respecter systématiquement la neutralité tant réclamée quand, en traduction/interprétation, on a affaire, d’un côté, à une langue source peu genrée dans sa grammaire et son lexique, comme l’anglais ou nombre de langues endogènes africaines (langues kémites), et, de l’autre, une langue fortement genrée, comme l’espagnol, le français ? Quand, d’un côté, les mots ‘disease’ et ‘COVID’, etc. se conçoivent fort naturellement et systématiquement sans genre, alors que, de l’autre, ils le sont au féminin ? Autant de questions qui tendent à démontrer les limites des desiderata de l’agenda mondial face aux réalités de l’usage discursif et de l’éthique traductive/interprétative. Pourtant, l’espoir de voir ces langues genrées perdre les vieilles habitudes qu’on leur reproche reste permis, tant que la dynamique révolutionnaire de l’inclusion est en marche, tant que les communautés linguistiques concernées se laissent convaincre de l’intérêt d’une telle évolution, d’un tel changement… Alors, l’expertise de traduction ou d’interprétation pourra aisément aviser conformément à l’usage, qui demeure la seule référence en la matière.

Pour une approche plus inclusive de la profession

La nécessité d’envisager l’inclusion sous l’angle spécifique de la traduction ou de l’interprétation s’avère urgente, elle aussi. Car dans un monde de plus en plus marqué par la revendication et la reconnaissance des différences interpersonnelles et intercommunautaires, il est plus que temps de se montrer proactif afin de rendre justice à la profession dans toutes ses dimensions, tout en évitant de tomber dans l’incorrection, le suivisme, la compromission, ou la permissivité. Dans cette optique, l’inclusion s’entendrait de la prise en compte de toutes les articulations pertinentes de l’activité professionnelle, au double plan macro-organisationnel et micro-organisationnel, qu’il s’agisse de l’organisation administrative et juridique, de la pratique, de la formation, de l’organisation corporative, de la recherche ou réflexion scientifique, de la gestion, ou autre.

Au plan macro-organisationnel

Il conviendrait d’intégrer un ensemble de paramètres vitaux, quitte à les aborder par ordre de priorité rationnellement définie, à savoir :

  • la diversité des langues et cultures ;
  • la diversité des modes de pratique ;
  • la diversité des directionnalités ;
  • la diversité des domaines et des genres ;
  • la diversité des types de discours, de textes, et des registres ;
  • la diversité des sources et des cibles ;
  • la diversité des contextes et situations ;
  • la diversité et l’apport des outils (technologiques) ;
  • la complémentarité entre la traduction/l’interprétation et la communication (y compris la planification, la production, la collecte, le traitement, la gestion, la transmission et le contrôle de l’information, c’est-à-dire du savoir), la culture, la stratégie (géo)politique, économique, sociale, etc. en contexte (national/international) plurilingue ou pluriculturel ;
  • la complémentarité entre la traduction/l’interprétation et la terminologie ou la lexicographie (bilingue) ;
  • la diversité socio-anthropologique des membres (potentiels ou réels) de la profession ;
  • etc..

Au plan micro-organisationnel

Il conviendrait de garder l’ouverture d’esprit nécessaire à une pratique résolument inclusive qui, loin de s’attarder uniquement sur quelques aspects pertinents du discours (notamment le genre), s’intéresse davantage, et de manière proactive, aux exigences pratiques de diversité ou d’interdisciplinarité énoncées ci-dessus, mais aussi aux exigences de toutes les composantes pertinentes de l’éthique interdiscursive. Il s’agit de respecter scrupuleusement l’éthique différentielle de l’inclusion entre la source et la cible, de respecter l’identité ou la convention discursive de chacune des parties prenantes de la traduction ou de l’interprétation, au double plan de l’expression et de la référence. Il s’agit, en définitive, d’éviter tout rendu peu, mal ou non informé, servilement ethnocentrique, égocentrique, ou délibérément annexant, qui ne sert guère les intérêts ou l’éthique de la profession.

C’est aussi le lieu de démontrer que le renouveau, la renaissance ou la reconstruction de l’humanité et de l’humanisme et, par ricochet, la réconciliation humaine, devraient logiquement s’abreuver à la source des leçons de compréhension mutuelle qu’enseigne au quotidien la bonne traduction/interprétation, au-delà de l’infinie diversité des langues, des discours, des registres, des cultures, des idéologies, etc.. Le cas échéant, il conviendrait d’envisager la pratique dans toute sa diversité typologique : intralinguale, interlinguale, intraculturelle, interculturelle, intrasémiotique, intersémiotique, intramodale, intermodale, multimodale, etc. ; sans toutefois oublier que dans bien des cas, la diversité des contextes et situations implique légitimement la diversité des équivalences. En même temps, la pratique devrait se montrer prête à innover et s’adapter pour se vendre, au-delà des espaces classiques, dans tous les autres contextes socialement utiles ou pertinents. C’est à ce prix que la pratique pourrait relever le défi du déficit traductif/interprétatif en rapport avec la pression croissante de la diversité sociologique, la démocratie, et la gouvernance toujours plus décentralisée, notamment à travers les espaces communautaires et médiatiques locaux. Assurément, la diversification constitue une des garanties de soutenabilité de la pratique sur le long terme, compte tenu des défis constants de l’évolution rapide de la discipline et de l’innovation (technologique ou autre).

Un monde uni dans la traduction et l’interprétation

Il s’agit, enfin, de démontrer au passage que l’intraduisibilité, au sens primitif, tout comme l’incommunicabilité, relève davantage soit de l’ignorance des réalités de la communication (interpersonnelle) ou de l’incompétence, soit de l’idéologie dogmatique, de l’ethnocentrisme ou de l’égocentrisme. Elle s’avère donc contraire à la logique fondamentalement métaglossique de la traduction ou de l’interprétation qui, elle, transcende la logique conceptuelle de chaque mot ou expression, chaque langue, discours, culture, idéologie, etc.. En fait, dans son rapport à l’autre, chaque individu est un être en traduction et en transition qui, en ‘parfait’ accord ou désaccord avec l’autre, puise en permanence dans la dynamique du triptyque identité-altérité-complémentarité comme socle incompressible de toute compréhension mutuelle, de toute consensualité, de toute convivialité, de tout vivre ensemble, etc.. Il suffit simplement d’en avoir la volonté. Cela se vérifie au quotidien en contexte de traduction ou d’interprétation professionnelle. C’est pourquoi, à la suite d’Umberto Eco, on ne le dira jamais assez : la langue du monde, uni(e) dans sa diversité, c’est la traduction.

Bonne fête à toutes les traductrices et tous les traducteurs, à tou(te)s les interprètes, les terminologues, et les autres membres de l’industrie de la communication interculturelle, qui fondent leurs activités quotidiennes sur la pratique traductive/interprétative professionnelle !

*Extrait d’un texte à paraître

© CT-Metaglossia 2021

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Source: Traduction et inclusion* – par Charles Tiayon | LinkedIn

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